Composition
La multiplicité des pistes et cette façon d’éclater un scénario, trouvent toujours une cohérence dans la forme finale. Tout en gardant la fraicheur de l’immédiateté et une vibration vitale dans chaque action, ses chorégraphies s’agencent avec une précision d’horlogerie.
Trame, détails et inattendu
Si l’on parle de « l’art » de la composition chorégraphique, c’est que certains artistes ont élevé au premier plan leurs pratiques et leurs procédés permettant au geste de faire sens au plateau, dans une forme, un temps et un espace donnés. Ambra Senatore en fait partie. Avec elle, les effets de structures sont primordiaux pour révéler l’œuvre dans ses moindres ressorts, au-delà du seul mouvement.
Ambra Senatore s’inscrit dans le paysage chorégraphique avec une singularité qui l’éloigne des courants de la danse conceptuelle ou abstraite. En effet, l’utilisation de scénarios – ou tout du moins d’une trame dramaturgique – devient la base d’un travail consistant en une construction et déconstruction de ses éléments. Pour ce faire, la chorégraphe s’appuie d’abord sur un ensemble d’actions semblant pour la plupart issues d’un contexte quotidien, voire de tâches - au sens inventé par Yvonne Rainer tant elles peuvent être déconnectées, a priori, d’un discours ou d’un sens. Pour ses pièces de groupe, c’est très précisément l’agencement de ces séquences dans le temps et dans l’espace qui va, dans un second temps, composer la partition originale du spectacle.
L’espace devient un vaste plan où peuvent se déployer ces séquences. Parfois dans une forme de simultanéité, qui donne au plateau l’allure d’une ruche où le regard du spectateur est promené, baladé d’un bout à l’autre de la scène (Aringa Rossa, Pièces, Scena Madre). En l’absence de hiérarchie apparente entre les événements, où chacun devient central comme pouvait l’imaginer Merce Cunningham, le spectateur opère ses propres choix et prend sa part dans la composition de la pièce.
Lorsque l’espace accueille une scénographie, c’est pour mieux inscrire les séquences en lien avec un environnement concret (Petites briques, Pièces), mieux en mesurer l’impact. Ensuite, libre à la chorégraphe de les décontextualiser, d’en rejouer les gestes face à d’infimes variations d’accessoires ou de brusques changement d’espace.
Rejouer, et sans cesse remettre l’ouvrage sur le métier au cours d’une même pièce : c’est une expérience récurrente dans la démarche d’Ambra Senatore. Elle traduit un rapport au temps extrêmement travaillé. Une séquence chorégraphique peut ainsi être l’objet de répétitions, d’accumulations, de rembobinages, de coupes, d’inversions… Et le spectacle se composer au gré d’un montage quasi cinématographique qui brouille les pistes en bouleversant l’ordre établi, la chronologie, les attendus, le rythme et les vitesses. Ce savant tissage enrichit la chorégraphie de multiples sens que génère le spectateur lorsqu’il déroule le fil du spectacle. Sans connaître au préalable les logiques à l’œuvre, il re-compose là aussi son propre cheminement, par reconnaissance et déduction, par sentiment de déjà-vu et observation fine des éléments perçus ici et là. Rajoutons à cela la malice qui caractérise la chorégraphe et les indices qu’elle sème, une machinerie parfaitement huilée et quelques détails qui grippent, et voici que le spectacle peut dévoiler ses histoires les plus folles.
On parle souvent de puzzle au sujet des pièces d’Ambra Senatore. Mais toutes ces strates compositionnelles révèlent une chose : l’habileté d’une chorégraphe à jouer avec des principes de temps et d’espaces très abstraits, pour servir une danse pleine de fantaisie, de surprises, d’images concrètes et d’histoires simples.
Nathalie Yokel.