Regards
Car, dans ce corps à corps entre le danseur et le spectateur, la danse passe par d’autres chemins que la simple « compréhension » et résonne à l’aune des histoires personnelles de chacun. Empathie kinesthésique, perception sensitive et réseau de références sont à l’œuvre, simultanément.
Sans citations volontaires
Bien que la danse d’Ambra Senatore porte en elle une singularité et une résonance avec l’histoire de l’art, la chorégraphe ne travaille jamais à partir de citations artistiques explicites. « Je crois que j’ai une réticence à aller chercher des sources de manière consciente. » Lorsqu’elle se lance dans un processus de création avec ses interprètes, il n’y pas ce qu’on appelle de travail à la table au préalable, pas de livres à lire, ou de films à regarder ensemble. Seulement ce que chacun apporte de son propre parcours humain, artistique et de sa culture. « Les choses qui se passent au plateau nous amènent à pouvoir y déceler des références. Si cela vient, c’est que cela fait partie de nous, de nos corps, de nos histoires, sans que jamais ce soit une chose volontaire. Cela m’étonne à chaque fois qu’on pense que c’est intentionnel ».
Son oeuvre n’impose pas au spectateur de connaitre tel ou tel mouvement artistique pour la saisir. Elle crée des espaces imaginaires ouverts, où chacun est libre de se projeter et d’y faire le lien avec sa propre expérience, son vécu, un film ou un tableau. La multiplicité des regards est possible.
De la place pour chaque imaginaire
Pour Umberto Eco, cette ouverture caractérise l’oeuvre d’art contemporaine qui « possède une profondeur renouvelée, une totalité inclusive, bref une ouverture ». Même si le chorégraphe crée avec une intention, des citations, le spectateur est toujours en droit de les dépasser et de révéler l’œuvre à travers son propre prisme, sa propre histoire. Il est ainsi actif, au travail, « émancipé » selon les termes du philosophe Jacques Rancière qui entend par là « le pouvoir qu'a chacun ou chacune de traduire à sa manière ce qu'il ou elle perçoit, de le lier à l'aventure intellectuelle singulière qui les rend semblables à tout autre pour autant que cette aventure ne ressemble à aucune autre”**.
Peut-être plus que tout autre art vivant, la danse contemporaine - qui se permet de ne pas être seulement dans la virtuosité spectaculaire, de refuser la narration explicite, de se passer parfois de décor, de costumes ou même de geste dansé ! - laisse une grande place au spectateur. Dans cet espace de compréhension très élastique, poser un regard sur les corps dansants c’est aussi accepter d’être désorienté, pour mieux se fabriquer sa propre grille de perception. Comme le dit Christophe Martin***, « voir la danse c’est donc l’assister, l’aider à vivre, lui donner corps par nos corps. Ainsi la perception de la danse intègre fondamentalement une part active du spectateur, bien au-delà de ce qui est habituellement admis, et elle demande la confiance suprême en sa culture, en soi-même, puisqu’il s’agit à chaque fois de baisser les armes, d’oublier ce que l’on sait, de devenir d’abord perception, d’accéder à la blancheur ».
Perception et regard kinesthésique.
La perception passe par tous les sens, mais aussi directement par le corps. Car la danse a ce commun entre danseurs et spectateurs. Un grand jeté, un tremblement des bras, une chute, une course, chacun peut en ressentir les échos, dans ce qu’on appelle la perception kinesthésique, c’est à dire ce qui se propage de corps en corps. Cela peut aller de la profonde jouissance à ressentir la fluidité extrême dans la danse de Trisha Brown, à la tension presque insupportable des corps éprouvés de la compagnie Peeping Tom.
C’est pour cela que danser soi-même, éprouver la matière chorégraphique dans un atelier ou dans un temps de partage avec un artiste, permet d’en saisir plus facilement l’intériorité, la vibration sensorielle. «J’aimerais penser au spectateur comme à quelqu’un qui viendrait au spectacle pour affiner sa perception, comme on dit, plutôt que de l’imaginer venant après dîner, l’estomac plein, prêt à s’endormir et espérant que quelques émotions fortes vont le réveiller. C’est égal si les gens s’endorment, c’est égal s’ils partent. Mais je préférerais qu’ils prennent l’occasion d’exercer leurs talents perceptifs individuels... sur le mode qui leur convient le mieux». Il y a dans cette citation du chorégraphe Merce Cunningham, une double porte d’entrée vers l’œuvre chorégraphique : l’acuité perceptive du regardeur, mais aussi la prise en considération de là où en est le spectateur, pointant le fait que ce qui convient à l’un ne convient pas forcément à l’autre.
Parcours et connaissances
Car chacun arrive dans la salle de spectacle avec ce qu’il est, ce qu’il a déjà vécu, en tant qu’individu et spectateur. Regarder la danse devient alors une lente construction tout au long d’une vie, qui s’aiguise au fur et à mesure qu’une pièce trouve sa place dans un panorama plus large, que des ponts s’établissent entre tel ou tel chorégraphe, que des courants esthétiques se distinguent, qu’une histoire de la danse se dessine. Cette culture chorégraphique n’est pas indispensable pour se confronter à l’oeuvre. Mais, comme pour toute forme artistique qui a une histoire, des protagonistes, des courants esthétiques, plus on s’y confronte, plus on en possède des clés démultipliées. Le philosophe Christian Ruby**** évoque ainsi la trajectoire du spectateur, faite de mille et unes expériences, propres à chacun.
** Le spectateur émancipé, Jacques Rancière, Paris, La Fabrique Editions, 2010.
***Paysages esthétiques de la danse, Manuel du spectateur en danse, avec exemples, sous la direction de Christophe Martin, Micadanses, 2010.
**** L’archipel des spectateurs, Christian Ruby, éditions Nessy, 2012.
Politiques du spectateur. Les enjeux du théâtre politique aujourd’hui, Olivier Neveux, Paris, La Découverte, 2013.
Devenir spectateur en danse, webdoc de la maison de la danse à Lyon, coordonné par Philippe Guisquand,
Le dico du spectateur, Joël Kerouanton
Mon histoire de spectateur, Joël Kerouanton