Dans la vie

Son processus de travail, et sa façon de concevoir la danse n’est jamais loin de la vie telle qu’elle va. La danse d’Ambra Senatore n’est pas cloisonnée, tournée vers elle-même, mais toujours ouverte à l’autre : spectateurs, collaborateurs, artistes.

Cela se concrétise au plateau par une gestuelle qui puise dans les vies quotidiennes, comme le firent avant elle Pina Bausch ou les post-modernes, mais aussi dans une façon d’aller au dehors des salles, et d’affirmer que la danse n’est plus ce geste virtuose ou spectaculaire, mais aussi ce qui nous relie tous, dans nos corps et nos démarches.
En collaboration
Parole de Caterina Basso, danseuse-interprète

La danse comme elle va

« Je cherche une danse qui rencontre les gens et propose une relation humaine », explique Ambra Senatore. « Ma danse s’inspire de la vie ; je déplace de leurs contextes des détails puisés dans la réalité. Les lieux publics, la rue, les sons, les mouvements des gens dans un bus, les gestes qu’on se transmet de génération en génération, constituent mon inspiration première. J’ai l’impression que cette référence au quotidien amène une proximité avec le spectateur. » Ainsi Ambra Senatore, envisage l’ordinaire de la vie à la fois comme matière à danser et comme renouvellement de la relation artiste-public, deux postures qui ont préoccupé les chorégraphes du 20e siècle.

« J'ai bien aimé quand... »
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Témoignages des enfants de l’école élémentaire Léon Say de Nantes

Renouveler le geste

Dès le début du XXe siècle, la danse moderne est déjà jalonnée de tentatives d’injecter du naturel, dans le geste du danseur. Ruth Saint-Denis, Doris Humphrey ou Mary Wigman se nourrissent de leur environnement et des aptitudes ordinaires du corps humain pour avancer dans leurs recherches.

Dans les années 50, l’américaine Anna Halprin, figure défricheuse installée en Californie, s’appuie sur le principe de « tâches » pour entrer en danse. Elle ne dit pas comment faire le geste, mais quoi faire. « J’essayais de choisir des taches difficiles, comme porter des choses très lourdes ou en trop grand nombre, ou aller d’un endroit à un autre le plus vite possible, ou le plus lentement possible. Chaque geste était exagéré par les tâches. » Ces task, en apparence simples, modifient l’approche du mouvement, lui donnent une autre qualité. Anna Halprin fut l’une des influences du groupe de danseurs du Judson Dance Theater, ce lieu new yorkais où, dès 1962, ils se lancent dans des expérimentations qui font apparaitre ce qu’on appelle la post-modern dance. Ces « danseurs en basket » rejettent la notion de virtuosité et de spectaculaire. Ils ne s’inspirent pas seulement des gestes quotidiens, mais les portent véritablement sur scène, sans narration particulière ni expressivité. Ils optent radicalement pour une danse concrète de l’action qui se suffit en soi, dans un minimalisme et une neutralité des corps.

Démocratiser la danse

Ainsi semble levée la barrière de la virtuosité - ce que qu’un seul peut faire à force de répétition et de technique - pour laisser place à la possibilité infinie du mouvement - ce que tous peuvent faire, chacun à leur manière. Le public n’est plus passif, mais peut lui-même se projeter dans ce mouvement, voire le faire. Dans Satisfyin’ Lover (1967) Steve Paxton, l’un des fondateurs de la Judson Church, propose à un groupe - danseurs ou non -, de marcher, à un certain rythme, de s’asseoir. Ce qui fait la richesse de la pièce, c’est la multiplicité des âges, des postures, des démarches et attitudes. Jill Johnson, journaliste américaine en témoigne ainsi. « Des gros, des maigres, des moyens, des mous un peu avachis, des grands droits comme des I, des jambes arquées et des genoux cagneux, des gauches, des élégants, des bruts, des délicats, des gravides, des pré-pubères, et j’en passe, toutes les positions possibles dans toute la gamme inimaginable, autrement dit vous et moi, au stage le plus quotidien, le plus ordinaire, le plus je-m’en-foutiste quant à la splendeur posturale* ».

Dans cette logique de geste infra-ordinaire accessible à tous, Steve Paxton créera quatre ans plus tard le Contact improvisation. Cette pratique égalitaire, fondée sur le partage du poids, de la gravité, des appuis, instaure le toucher comme matière à créer. « Le contact improvisation offre une forme d’improvisation accessible à tous, où les capacités de chacun-e sont taillées à la mesure de leurs duos dansés par les choix qu’ils y font », explique t-il.**

Cependant, comme le souligne la chercheuse en danse Julie Perrin**, il serait trop simple d’opposer le geste virtuose - synonyme de verticalité - et geste quotidien - forcément démocratique. Il y a des gestes dansés du quotidien virtuoses, techniques, rapides. Ainsi Steve Paxton possède une corporéité et une façon d’être présent sur scène inaccessible à un danseur amateur, tout comme les danseurs de Pina Bausch crient, chantent courent, mangent, comme personne dans la vie.

Humaniser l’interprète

Pina Bausch, bien qu’à mille lieux du minimalisme post-moderne, a beaucoup puisé dans le quotidien. Ses danseurs courent, marchent, sont habillés en habits de ville et talons aiguilles, les plateaux sont habités de tables, chaises, fleurs et pelouses. Ici le geste inspiré de la vie ordinaire est charnel, habité, à fleur de peau et touche avec force le spectateur, jusqu’au rire ou jusqu’aux larmes. Le travail d’improvisation qu’elle mène avec ses danseurs, les pousse dans leurs retranchements les plus intimes. C’est l’émotion même de la vie et de l’humain qu’elle met à vue.

Privilégier la relation

Chez Ambra Senatore, on ne retrouve ni la lourde charge émotionnelle de celle de Pina, ni la froideur distanciée de la post-moderne. C’est comme un entre-deux, plus enjoué, qui explore ce que le geste dansé fait à la vie quotidienne et vice-versa, dans un continuum qui aboutit à une matière chorégraphique à la fois familière et complexe, pour le spectateur comme pour le danseur.

Cet art précieux de la relation et de l’attention aux autres, revendiqués par la chorégraphe, se retrouve aussi dans les conditions de création en studio. Ambra Senatore, à la fois interprète et chorégraphe dans presque toutes ses pièces, partage avec ses danseurs des séances d’improvisation, très longues, très riches, où chacun nourrit le processus. Créer n’est plus un exercice d’un chorégraphe qui aurait autorité et légitimité, mais acte collectif, qui se fait au fil du temps à partir des apports de chacun. Même si Ambra est celle qui in fine compose et agence l’écriture chorégraphique.

Ses projets les plus récents, comme Conversation, invitent des scientifiques, chercheurs, architectes à enrichir un dialogue, ouvrir la danse à d’autres recherches. La chorégraphe se charge alors d’autres points de vue pointus, comme pour éviter l’entre-soi artistique et vibrer au plus près des grandes questions du monde. Comme dans le contact improvisation de Steve Paxton, où la responsabilité du mouvement et du poids se répartit entre danseurs, sans distinction, la danse d’Ambra Senatore semble tenir par et avec les autres, collaborateurs ou spectateurs.

*Terpsichore en basket - Post-modern dance,
Sally Banes, Centre National de la Danse, 2002.
 
**Romain Bigé, « Sentir et se mouvoir ensemble. Micro-politiques du contact improvisation », Recherches en danse , 4 | 2015, mis en ligne le 15 novembre 2015, consulté le 29 août 2019. DOI : 10.4000/danse.1135
 
***Julie Perrin, « Du quotidien. Une impasse critique »,
in Formis Barbara (dir.), Gestes à l’œuvre, de l’Incidence éditions, Paris, 2008, p. 86-97. Cité d’après la version électronique publiée sur le site Paris 8 Danse : danse.univ-paris8.fr

Le geste quotidien en danse

Parades and changes
Anna Halprin – 1965
Danseurs : Daria Halprin et John Graham

On dit souvent de Parades and changes qu’elle fut la première performance au plateau. Elle consistait en une série d’accomplissement de tâches simples et quotidiennes marcher, s’habiller et se déshabiller, déchirer du papier, le plus naturellement possible. On l’a appelé la cérémonie de confiance. Ses corps nus exposés, en toute simplicité ont fait que la pièce a été interdite pendant 20 ans aux Etats-Unis.
Carnation
Lucinda Childs – 1962

Voir sur numéridanse

Carnation est l’une des premières performances de Lucinda Childs, dans ses années au sein du collectif du Judson Dance Theater. Assise, dans le silence, elle se coiffe d’un panier à salade métallique, dans lequel elle plante des bigoudis multicolores avant de croquer dans un éventail d’éponges aux teintes flash. La voilà transformée en figure clownesque et dadaiste. Elle a seulement 24 ans lorsqu’elle imagine ce drôle de solo, qui éclaire le geste dansé d’une vision plastique et ironique, et livre surtout une vision aussi joyeuse que critique du corps de la femme.


 
Shirtologie
Jérôme Bel – 1997
Solo crée pour le danseur Frédéric Seguette, propose un dispositif simplissime : un homme enlève un à un les T-Shirts qu’il a empilés les uns sur les autres. ; Ce geste de déshabillage minutieux, sans musique ni discours, se contente des mots écrit sur les T-shirts : slogans, messages, logos, marques. Cette pièce fait connaitre largement Jérôme Bel autant qu’elle suscite un rejet pour cette façon de rejeter le mouvement virtuose du danseur. Pourtant Shirtologie se rattache à cette histoire de la danse qui déjoue le spectaculaire pour le rapprocher du geste commun à tous. Jérôme Bel, pleinement de son temps, oscille entre culture populaire, et minimalisme.
– © Herman Sorgeloos
Live & Dance
Foofwa d’Imobilité – 2005
Les danseurs bougent constamment, en musique, un peu comme en boite de nuit. Et ce faisant effectuent ses gestes de vie de tous les jours : lire le journal, manger, téléphoner, s’embrasser. Foofwa d’Imobilité, danseur de Cunningham, déjoue les héritages, lance un pied de nez aux courants qui l’ont précédé : “Je ne vais pas refaire ce qu’ont fait les post-modern, c’était bien, on a compris. Alors il mixe cela avec les codes de la comédie musicale et du clip pop. Il en résulte une danse comique, libérée de tout sérieux, expérimentation de l’étrangeté et du décalage.
– © Cédric Vincensini

échos se parcourt au gré de panoramas, vidéos, articles, mises en jeu et en danse, témoignages de la chorégraphe, de spectateurs ou de danseurs.

On y entre par plusieurs portes : une sélection chronologique de 14 pièces emblématiques d’Ambra Senatore dans Panorama , et 6 thématiques pour mieux comprendre son travail (Origines, Composition, Jeu, Corps, Dans la vie, Regards) qui font aussi écho à l’histoire de la danse et des arts.

Dans chaque page thématique, un code couleur :

  • En théorie

    un texte pour explorer en profondeur le travail d’Ambra Senatore et le champ chorégraphique
  • Au cœur du travail

    vidéos et témoignages de la chorégraphe et de ses danseurs
  • En écho

    diaporamas sur l’histoire de l’art et de la danse
  • En regards

    paroles et écrits de spectateurs, de pratiquants, de critiques sur la danse d’Ambra Senatore
  • En jeu

    mise en mouvement ou en action à pratiquer seul ou en groupe