Jeu

Jouer à danser, danser comme on joue. Le jeu fait partie intégrante du processus de création et de la mise en mouvement chez Ambra Senatore. Rébus, collages, fragmentations du récit, visages expressifs, mots lancés à la volée, sont autant de moyens de cultiver l’inattendu.

Sa danse jongle entre folie loufoque et situations concrètes. Cette distorsion de la réalité entraine parfois le rire, pas si fréquent dans le monde de la danse contemporaine. Ainsi elle décale le regard sur les êtres humains que nous sommes, forcément imparfaits.
Jouer
Parole d'Elisa Ferrari, danseuse-interprète

La danse à rire déployé

On sourit souvent, on rit parfois, face aux pièces d’Ambra Senatore. Comme une joie partagée, un jeu complice qui se propage jusqu’au spectateur étonné devant cette composition chorégraphique qui dévie en permanence le cours des choses. Le rire grince aussi face aux situations qui dérapent vers une violence sourde, ouatée. Cette façon d’envisager la composition chorégraphique comme une bouffée légère et ironique, capable d’auto-dérision, semble une signature d’Ambra Senatore, dans un art souvent associé à des figures abstraites et à des présences de danseurs très neutres ou alors tragiques et douloureuses.

Pour autant, Ambra Senatore n’a jamais cherché à faire rire, dit-elle. Mais une inclinaison naturelle à poser un regard décalé sur le réel, et les influences d’un Roberto Castello ou de Giorgio Rossi, apportent dès ses premières pièces (Eda, Merce, Altro piccolo progetto domestico) une ironie dans la gestuelle et la construction dramaturgique, une capacité de mise à distance. « Je me moque de moi-même et ne me prend pas au sérieux ». Façon personnelle de déminer l’aspect élitiste de son art, et de parvenir à une complicité nouvelle avec le public. Mais aussi à révéler dans l’ironie, les aspects tragiques ou durs de l’existence. Ses pièces appellent à regarder l’être humain aux prises avec son quotidien, dans son imperfection la plus tendre, la plus joueuse.

Le rire comme distance critique

Même si c’est à la marge, la danse contemporaine a appris à rire d’elle-même, de son histoire et de ses codes. Pina Bausch dézinguait déjà dans les années 70 les attentes du public de ballet avec un humour bien féroce. La provocation était frontale, poussant le spectateur à rire de sa propre caricature. Ainsi le solo de Dominique Mercy dans Nelken : « Vous voulez un grand jeté ? Et voilà ! », hurle t-il. Le rire devient donc une arme pour s’attaquer aux codes de la représentation, et critiquer l’héritage d’une danse classique ou moderne, parfaite, sans écarts ni débordements.

La danse contemporaine - qui a aussi développé ses propres carcans - en prend pour son grade dans le solo Ode to the attempt du jeune chorégraphe flamand Jan Martens. Il y expose avec humour et auto-dérision, les recettes d’un bon spectacle de danse contemporaine, dévoilant les ingrédients indispensables pour plaire (au public comme au programmateur), au risque d’égratigner ses maitres, et de faire tomber l’artiste de son piédestal.

Le rire comme lien

Quand le rire se propage dans la salle de spectacle, quelque chose se détend, un lien s’établit entre le/les performeurs et le spectateur. Foofwa d’Imobilité, alias Frederic Gaffner, a, jusque dans son nom, opté pour une identité tout sauf sérieuse. Son pedigree impeccable de danseur classique puis d’interprète de la Merce Cunningham Company, ne le prédisposait pas forcément à cette veine comique.

Mais il s’en sert pour créer des pièces accessibles à tous. Son Histoire condansée de la danse, conférence performée hilarante, en est une belle illustration. « Il y a « histoire », il y a « dansée » et ce qui reste c’est « con », et le con c’est moi. Je ne suis pas la connaissance. Je suis un con comme tout le monde. Je suis là parce que j’ai des choses à partager mais je n’ai pas d’autorité particulière. » En désacralisant les icônes, il les grave dans les esprits du spectateur et dédramatise le cadre même de la danse contemporaine. Le rire devient ce trait d’union entre son savoir, sa technique, le spectateur et la danse.

Le rire comme secousse physique

Expérience physique à part entière, le rire surgit aussi sur les scènes comme déclencheur de mouvement, chorégraphie en soi. Le rire secoue, déploie, fait ouvrir les bouches, libère la voix, agite la respiration. Par vague, il épuise, débloque les soudures de la colonne vertébrale, réinjecte de la circulation à l’intérieur du corps. Antonia Baehr, performeuse berlinoise, a ainsi conçu un spectacle de partitions de rires - Rire, laugh, lachen -, que des proches lui ont écrites (voir vidéo). Seule au plateau elle se lance dans ces rires, qu’aucune cause ni effet comique ne déclenche. Le rire devient objet dramaturgique en soi, dans ce qu’il déploie de sonore, musical, chorégraphique. L’onde d’hilarité fonctionne par propagation jusqu’au public. Alors, la partition la dépasse et les spectateurs ajoutent leurs propres manifestations du rire à ce qui se joue au plateau.

La performeuse espagnole Maria La Ribot, a poussé dans Laughing Hole la rigolade jusqu’à épuisement dans une performance de huit heures pendant laquelle le rire passe par toutes ses phases, de léger, il devient nerveux, lourd, tendu, rageur, angoissé. Dans cette même recherche de transe inquiétante, le chorégraphe italien Alessandro Sciarroni a monté Augusto avec neuf interprètes qui se lancent dans le rire comme dans un exercice corporel, pour moduler les corps et les voix. Rien de comique non plus dans ce que perçoit le spectateur. Le rire devient un très sérieux objet performatif.

Rire Laugh Lachen - Antonia Baehr au Sadler’s Wells

 

 

La danse s’acoquine avec le rire,
Rosita Boisseau, Le Monde, 21 février 2007
                        
Rire, Laugh, Lachen, Antonia Baehr,
L’Oeil d’or, 2008.
          
Repères cahier de danse,
novembre 2005.
« On va rarement voir un spectacle de danse qui nous fait rire… »
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Témoignages de Laura et Marc après un atelier autour du travail d’Ambra

Le jeu dans l’art

Cadavre exquis
André Breton, Jacques Hérold, Lam Wifredo – 1940
Bien que le jeu du cadavre exquis - soit cette manière de composer à plusieurs, tour à tour, sans que chacun puisse prendre connaissance de ce qu’écrivent les autres - a été inventé par les écrivains surréalistes, le procédé s’est aussi appliqué au dessin. Ici Jacques Hérold, Lam Wifredo et André Breton, dessinent tour à tour en prenant soin de cacher leur partie de feuille aux autres. L’ensemble dévoilé est forcément une surprise, un impensé. Et pourquoi ce nom ? Parce que la première phrase qui résulta de ce jeu inventé en 1925 en fut : « Le cadavre – exquis – boira – le vin – nouveau. »
– © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist.RMN-Grand Palais / Philippe Migeat
Music of changes
John Cage – 1951 
Cette suite de quatre pièces pour piano s’inspire du I Ching, célèbre recueil d’oracles chinois. Le compositeur John Cage, adepte des procédés aléatoires, y a puisé des jeux de hasard pour recombiner la composition, en particulier sa durée et sa structure. Figure de la musique expérimentale, il a bouleversé les fondements de la musique occidentale.

Ecouter
La disparition
Georges Pérec – 1969 
Un roman sans « e » ! Georges Pérec relève avec brio le défi de ce lipogramme - un texte dont on a enlevé une lettre - , particulièrement ardu en langue française, tant le e semble essentiel. Adepte des contraintes qu’il considère comme des manières d’entrer en écriture et de la renouveler, Georges Pérec est entré dans l’histoire de la littérature française avec ce surprenant roman.

Voir sur ina
Grand Magasin
Pascale Murtin, François Hiffler
Les pièces de Grand magasin, compagnie fondée par deux danseurs en 1982 - Pascale Murtin et François Hiffler - prennent toujours le spectateur par surprise. Leurs numéros inclassables déjouent l’effet de spectacle et de la virtuosité pour plonger dans un univers absurde, poétique, décalé. Dans une filiation dadaïste, ils proposent une matière artistique à vue, anti-spectaculaire, proche d’expérimentations du champ littéraire ou visuel.
Sans titre
Richard Fauguet – 2000
Inspiré par le banal et la culture populaire, Richard Fauguet a créé toute une série autour de la table de ping-pong. Son art du détournement injecte de l’incongru dans des objets ordinaires. Ici la table de ping-pong, trouée à l’endroit des rebonds de la balle, se transforme en une forme drôle et mutante. La partie est finie, et pourtant le spectateur qui rôde autour de la table, semble encore vouloir en décrypter les jeux détournés.

échos se parcourt au gré de panoramas, vidéos, articles, mises en jeu et en danse, témoignages de la chorégraphe, de spectateurs ou de danseurs.

On y entre par plusieurs portes : une sélection chronologique de 14 pièces emblématiques d’Ambra Senatore dans Panorama , et 6 thématiques pour mieux comprendre son travail (Origines, Composition, Jeu, Corps, Dans la vie, Regards) qui font aussi écho à l’histoire de la danse et des arts.

Dans chaque page thématique, un code couleur :

  • En théorie

    un texte pour explorer en profondeur le travail d’Ambra Senatore et le champ chorégraphique
  • Au cœur du travail

    vidéos et témoignages de la chorégraphe et de ses danseurs
  • En écho

    diaporamas sur l’histoire de l’art et de la danse
  • En regards

    paroles et écrits de spectateurs, de pratiquants, de critiques sur la danse d’Ambra Senatore
  • En jeu

    mise en mouvement ou en action à pratiquer seul ou en groupe